La Controverse de Sion

par Douglas Reed

 

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Chapitre 23

 

« Le prophète»

Le XIXe siècle s’avançait inexorablement vers le reniement des aveux du Sanhédrin à Napoléon, vers la re-ségrégation des juifs, vers le rétablissement de cet État théocratique au sein des États, le danger que Tibère avait dépeint avant que l’ère chrétienne ne commence. La lutte n’était pas entre « les juifs » et « les gentils»; comme le jour ancien où les soldats du roi perse ont permirent à Esdras et Néhémie d’imposer « la nouvelle Loi » sur les Judaïtes, c’était encore une fois entre quelques juifs et quelques gentils, et les autres juifs et les autres gentils. Le mystère fut toujours qu’à de telles jonctions, les dirigeants gentils s’allièrent à la secte dirigeante du judaïsme contre les masses juives, et ainsi contre leurs propres peuples, parmi lesquels ils encourageaient une force perturbatrice. Ce paradoxe s’est répété au XIXe siècle et a produit le climatère de notre époque présente, dans lequel toutes les nations sont lourdement impliquées.

Les juifs émancipés d’Occident furent défaits à cette occasion, avec la population de l’humanité gentile, par les politiciens occidentaux, qui s’enrôlént, comme une Garde suisse, dans le service du sionisme. Ce récit doit donc faire une pause pour examiner « les libéraux » du XIX siècle qui lui permirent, en soutenant le sionisme, de perturber les affaires et de faire dévier les politiques nationales des peuples.

Ils peuvent être étudiés le mieux en regardant le fondateur de leur lignée. « Le Prophète » (il revendiqua le titre qu’Amos avait rejeté avec colère) était Henry Wentworth Monk, dont peu se souviennent aujourd’hui. Il fut le prototype du président américain ou du Premier ministre britannique du XXe siècle, le vrai modèle d’un politicien occidental moderne.

Pour représenter cet homme, on devrait réanimer toutes les pensées et impulsions du siècle dernier. C’est suffisamment récent pour faire une tentative plausible. Un effet de l’émancipation fut de faire croire à chaque penseur indiscipliné qu’il était un leader de causes. La diffusion de la parole écrite permit aux démagogues de répandre des pensées considérées comme malades : la vitesse et la distance croissantes des transports les amenèrent à rechercher des causes bien au-delà de leur horizon natal. L’irresponsabilité pouvait passer pour de la charité chrétienne quand elle accusait ses voisins d’indifférence envers la situation critique des orphelins éthiopiens, et qui pouvait vérifier les faits ? Dickens dépeignit ce type de personnage par Stiggins, avec sa société de fourniture de mouchoirs de poche

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moraux à des bébés noirs ; Disraeli fit remarquer que l’existence affreuse des mineurs du Nord de l’Angleterre avaient « échappé à l’attention de la Société pour l’abolition de l’esclavage noir. »

La nouvelle façon d’acquérir une réputation publique était trop facile pour que de telles réprimandes dissuadent ceux qui étaient tentés par le séduisant terme « libéral », et bientôt la passion de la réforme remplit l’espace libéral, qui ne tolérait pas le vide. « Les droits de l’homme » devaient être affirmés ; et les injustices survivantes se découvraient plus facilement chez les peuples lointains (et, pour la ferveur, plus c’est loin, meilleur c’est). Ce fut l’âge d’or des vertueux, de ceux qui voulaient seulement le bien des autres et qui ne se souciaient pas du mal qu’ils pouvaient faire sous cette bannière. Les bonnes âmes fondèrent une génération et aussi une industrie (car cette vocation n’était pas exempte de récompense matérielle, tout comme d’applaudissements). Au nom de la liberté, ces gens allaient à notre époque applaudir, et aider à provoquer, le ré-asservissement de la moitié de l’Europe.

C’est à une telle époque qu’Henry Wentworth Monk est né (en 1827) dans une ferme agricole sur la rivière Ottawa, au Canada, en ce temps-là loin de tout. À sept ans, on fut violemment arraché à ses parents et amis et transféré à la Bluecoat School de Londres, à cette époque un endroit strict pour un enfant solitaire. Les garçons portaient la tenue de l’époque de leur fondateur (Édouard VI), le long manteau bleu, le foulard de prêtre, les collants jaunes et les chaussures à boucle. Ils vivaient comme une secte à part, mangeaient une nourriture monastique, en petite quantité, la baguette n’était pas épargnée, et ils étaient sévèrement exercés aux Saintes Écritures.

Ainsi, le jeune Monk avait-il beaucoup de besoins émotionnels, pleurant pour être apaisé, et son esprit d’enfant commença à trouver des applications modernes dans l’Ancien Testament, vers lesquel son esprit d’enfant était si diligemment dirigé. Par « bêtes rapides », déduisait-il, Isaïe voulait dire chemins de fer et par « messagers rapides », navires à vapeur. Il décida ensuite, à cet âge précoce, qu’il avait trouvé les clés de la « prophétie » et pouvait interpréter l’esprit de Dieu en termes de son époque. Il ignora les avertissements des prophètes israélites et du Nouveau Testament contre cette tentation même ; ce qu’il trouva était simplement l’enseignement du sacerdoce lévitique, qu’un jour le gentil serait détruit, et le peuple élu rassemblé à nouveau dans son royaume suprême sur la Terre promise.

Les hommes de rang et d’influence jouaient aussi avec cette idée que le temps était venu pour eux de représenter l’esprit de Dieu. Quand Monk avait onze ans, un certain Lord Shaftesbury proposa que les grandes puissances achètent la Palestine au sultan de Turquie et « la restituent aux juifs ». L’Angleterre avait alors un homme d’État,

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Lord Palmerston, qui ne laissait pas de telles notions perturber son devoir, et rien ne fut fait. Mais dans l’esprit du jeune Monk, une idée s’enflamma, et le Prophète était né; à dater de ce moment, sa vie ne comporta aucun autre intérêt jusqu’à sa mort soixante ans plus tard !

À quatorze ans, il obtenut un congé spécial pour assister à un sermon prêché par « le premier évêque anglais à Jérusalem » (dont le nom, l’histoire le rapporte, était Solomon Alexander). Le petit garçon retourna à l’école les yeux brillants, consacrant sa vie à procurer la Palestine, sans égard pour le peuple qui s’y trouvait déjà, à un quelconque groupe d’autres gens tout à fait inconnus de lui. L’idée ne le voulut pas le laisser en paix, à la ferme canadienne de son père, quand il y retourna ; elle se tenait entre lui et le ministère chrétien, quand il devint candidat à ce dernier. Il étudia de près l’Ancien Testament, et a constata que ce n’était qu’un code, qui s’éclairait devant ses yeux.

Ainsi, il tomba dans l’irrévérence que l’étude des Écritures lévitiques produit parfois chez les hommes qui se décrivent comme des chrétiens et ignorent pourtant le Nouveau Testament. Une fois qu’ils acceptent le concept de prévisions qui doivent être littéralement accomplies, ils cèdent, en fait, à la Loi judaïque d’un contrat politique qui ne laisse aucune latitude à Dieu, sauf sur le point du moment d’accomplissement. De cela ils passent, d’un seul bond, à la conclusion qu’ils connaissent le moment (que Dieu, vraisemblablement, a oublié). À cette étape, de tels hommes croient qu’ils sont Dieu. C’est la fin à laquelle le processus doit les mener : le déni du christianisme et de toute divinité. C’est le blasphème auquel tous les politiciens principaux de l’Occident, à notre siècle, se sont prêtés ; Monk fut l’original d’une multitude.

Même dans son habitat canadien retiré, il trouva d’autres prophètes. Un juif américain, un certain Major Mordecai Noah, essayait de construire une « ville de refuge » juive sur une île de la rivière Niagara, préparatoire « au retour » ; de quoi les juifs d’Amérique du Nord avaient-ils besoin de se réfugier, jusqu’à ce qu’ils « retournent », lui seul le savait. Également, un certain M. Warder Cresson, le premier consul des États-Unis à Jérusalem, devint si passionné pour le « rétablissement» qu’il embrassa le judaïsme et publia un livre, Jerusalem The Centre And Joy Of The Whole World [Jérusalem le centre et la joie du monde entier - NdT]. En retournant en Amérique, il répudia son épouse gentile, se renomma Michel Boas Israel, est alla en Palestine et s’y arrangea pour épouser une juive avec qui il ne pouvait communiquer que par signes.

Tout cela excita d’autant plus l’ardeur de Monk. Il décida, dans la tradition de l’Ancien Testament, de ne plus se couper les cheveux ni de se parer le corps jusqu’à ce que « Sion soit rétablie. » Tandis que ses

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cheveux poussaient abondamment, il devint complètement hirsute ; comme il vendit sa petite propriété et ensuite ne travailla jamais, il dépendit des autres pour le restant de ses jours. À vingt-six ans, il partit pour Jérusalem et l’atteignit après beaucoup d’épreuves. N’ayant que la pilosité et l’aspect miteux pour témoigner de la vérité de son message, il trouva peu d’auditeurs.

Monk aurait pu disparaître des annales à ce moment-là, mais une rencontre fortuite le fit connaître publiquement. À notre siècle de guerres mondiales, de projectiles transcontinentaux et transocéaniques et d’explosifs de destruction massive, le XIXe siècle est estimé être une période stable, paisible, non assombrie par la crainte du lendemain. Le chercheur, particulièrement de cette controverse de Sion, est stupéfié de trouver combien d’hommes instruits vivaient apparemment dans la peur de l’annihilation et décidèrent qu’ils pourraient seulement être sauvés si un groupe d’habitants de la planète était transporté en Arabie. Le chemin du Prophète croisa celui d’un autre de ces êtres craintifs.

Un jeune peintre anglais, Holman Hunt, apparut à Jérusalem. Lui était aussi prêt pour « une cause », car il menait la querelle caractéristique du jeune artiste contre les académiciens, et cela produisait un état d’esprit inflammable. Il jouissait une mauvaise santé et pensait souvent que sa fin était proche (il vécut jusqu’à quatre-vingt-trois ans). Il venait de peindre The Light of the World [La Lumière du Monde - NdT], qui dépeignait Jésus, la lanterne à la main, à la porte du pécheur, et l’apparition soudaine de Monk barbu frappa son imagination. Il s’empara avidement de l’idée du Prophète de menacer l’humanité (incluant les académiciens) d’extermination si elle ne faisait pas ce que la Prophétie ordonnait.

Ainsi, ces deux-là, le Prophète et le préraphaélite, arrangèrent-ils un plan pour faire sursauter le monde indifférent. Monk dépeignit « le bouc émissaire » à Holman Hunt comme le symbole de la persécution juive par l’humanité. Ils étaient d’accord pour que Holman peigne un tableau « du bouc émissaire », et que Monk écrive simultanément un livre expliquant que le temps était venu pour que le persécuté soit rétabli, en accomplissement de la prophétie.

(En fait, le bouc émissaire était une technique lévitique ingénieuse, par laquelle le prêtre était autorisé à absoudre la congrégation de ses péchés en prenant deux chevreaux à la chèvre, tuant l’un pour un sacrifice expiatoire et emmenant l’autre dans le désert pour qu’il expie par sa souffrance « toutes leurs transgressions et tous leurs péchés… en les mettant sur le dos de la chèvre. » Le Prophète et Holman Hunt transformèrent la signification en son opposé. Le bouc émissaire pour les péchés des juifs devait devenir le symbole des juifs eux-mêmes ; ses tourmenteurs, les prêtres

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lévitiques, devaient implicitement être changés en oppresseurs gentils !)

Holman Hunt se mit au travail ; c’était une voie délicieuse, à la fois pour donner une gifle à l’Académie Royale (« tableaux à problème ») et pour s’identifier à une cause. Son tableau en dirait plus que n’importe quelle parole, et elle serait suivie par la parole écrite de Monk. L’Image et le Livre, le Symbole et l’Interprétation, le Héraut et le Prophète : une fois que le monde aurait contemplé « The Scapegoat » [Le Bouc émissaire – NdT], le travail de révélation de Monk trouverait un auditoire, éveillé à ses transgressions et désireux de s’amender.

Les Bédouins virent alors Hunt, vêtu de robes arabes et portant chevalet et fusil, en train de mener une chèvre blanche vers la mer Morte. Il peignit un tableau excellent d’une chèvre (en réalité, de deux chèvres, comme la première chèvre, de zèle excessif, mourut, et une remplaçante dut être trouvée). Pour un plus grand effet, le squelette d’un chameau fut apporté de Sodome et le crâne d’une chèvre emprunté, et ceux-ci furent disposés à l’arrière-plan. La peinture produit certainement l’impression que les Lévites devaient être cruels (l’agonie de l’animal fut graphiquement représentée) et méchants, pour prétendre que par sa souffrance ils pourraient laver toutes les iniquités de leur peuple : Holman Hunt l’emporta en Angleterre, s’engageant d’abord avec Monk « à la restauration du Temple, l’abolition de la guerre parmi les hommes et l’arrivée du Royaume de Dieu sur la Terre » ; probablement aucun peintre n’eut jamais d’aussi grands buts à l’esprit quand il conçut un tableau.

Monk produisit alors son Simple Interpretation of the Revelation [Interprétation simple de la révélation - NdT] et l’entreprise conjointe fut achevée ; le monde n’avait qu’à répondre. Dans ce premier livre, Monk essayait toujours de marier la politique lévitique avec la doctrine chrétienne. Historiquement il se trouvait sur un terrain sûr ; il fit remarquer, avec justesse, que « les dix tribus » ne pouvaient pas s’être éteintes, mais survivaient dans la masse de l’humanité : Cela le mena à son « interprétation », qui était dans le sens où « les vrais Israélites », juifs et chrétiens, devaient émigrer en Palestine et y établir un État modèle (à ce moment-là, il était loin du sionisme littéral et courait le risque d’être jugé comme « antisémite »). Sa représentation des conséquences était clairement démagogique ; si cela était fait, dit-il, la guerre serait terminée. Mais alors, vint l’idée primordiale (et qui sait d’où Monk l’obtint-il ?) : un gouvernement international devait être installé à Jérusalem. Ici, Monk touche à la véritable intention du sionisme. Monk fut seulement capable de faire publier son travail par le biais d’une relation qu’il devait à Holman Hunt : John Ruskin, le critique d’art célèbre, l’emporta sur l’éditeur Constable pour l’imprimer. Le Livre (comme L’Image) manqua son effet, mais Ruskin

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aida le Prophète avec de l’argent et d’autres moyens et le sauva ainsi de l’oubli.

Ruskin aussi était le produit des premières pressions et des déceptions intérieures. Comme Wilkie Collins (un artisan excellent qui ne put se satisfaire de l’écriture de bons romans et essaya en vain d’imiter le don de Dickens à réveiller l’indignation morale), il ne fut pas satisfait de rester dans le domaine où il était éminent, mais était toujours prêt à prendre la défense (et moins prêt à examiner) tout ce qui ressemblait à une cause morale. Comme Monk, il avait été éduqué dans l’Ancien Testament étant enfant (quoique par une mère puritaine possessive), et il était malheureux en amour de manière récurrente, parfois de manière humiliante. Il était donc à tout moment à la recherche d’un exutoire pour des impulsions émotionnelles non assouvies. Il craignait la vie et l’avenir, au point que les avertissements incessants de la colère à venir, de la part du Prophète, le déconcertèrent et lui firent mettre la main à la poche. Il avait un grand auditoire, et céda à la même impiété que Monk et Holman ; comme le dit son biographe (M. Besketh Pearson), « il succomba à l’illusion, commune à tous les Messies, que sa parole était celle de Dieu » et à la fin sa raison déclina, mais pour l’instant, il avait permis au Prophète de prêcher et d’errer.

Après l’échec du livre de Monk, Holman Hunt essaya à nouveau. Il commença une peinture de Jésus, à la synagogue, lisant les prophéties messianiques et annonçant leur accomplissement en lui-même. Pour rendre claire sa signification, il utilisa Monk comme modèle pour le personnage de Jésus, et l’indignation des sages devait symboliser le rejet du monde par le Prophète. L’étude préliminaire de Holman Hunt pour ce tableau est à la National Gallery à Ottawa, et montre Monk tenant dans une main la Bible (ouverte au Livre de la Révélation) et dans l’autre, une copie du Times de Londres. (Je travaillais dans une solitude monastique à Montréal, quelque peu courbé par la nature et le poids de la tâche, quand je découvris le tableau, et mes voisins furent alors étonnés par le fort bruit d’hilarité qui éclata dans la pièce d’habitude silencieuse, où un ancien correspondant du Times était penché sur ses travaux).

Ensuite, la nature humaine suivit lentement son cours. Holman Hunt vendit un tableau de Finding of Christ in the Temple [Découverte du Christ au Temple - NdT] pour 5 500 (livres) et son ressentiment contre la vie (et les académiciens) s’adoucit. Il se trouva incapable de demander au Prophète en lambeaux de l’accompagner aux excellentes maisons telles que celles de Val Prinsep et Tennyson. Ruskin était pris par des amours nées sous une mauvaise étoile, et devenait aussi sceptique. Néanmoins, ces deux hommes sédentaires ne pouvaient pas tout à fait oublier les avertissements du Prophète qu’ils seraient

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détruits à moins qu’ils n’aient bientôt effectué le rétablissement des juifs en Palestine. Il leur disait toujours que « le jour » était à portée de la main et désignait quelque épisode guerrier, en Afrique, Asie Mineure, dans les Balkans ou en Europe, comme étant le début prévu de la fin ; les escarmouches et les campagnes mineures ne manquaient jamais. Finalement, Holman Hunt et Ruskin trouvèrent un plan qui était susceptible d’ apaiser leurs craintes, d’apaiser leur conscience et de les débarrasser du Prophète ; ils lui recommandèrent vivement d’aller à Jérusalem et (comme Sabbataï Tsevi) de proclamer l’approche du Millénium !

Il était sur le point d’y aller quand une autre guerre éclata, le confondant complètement parce que elle n’était en aucun des lieux où, en interprétant la prophétie, il avait prévu le commencement de la fin des jours. Elle était dans la région même d’où, selon son interprétation proclamée, le salut devait venir : l’Amérique.

Après un regard aux autorités, le Prophète annonçé qu’il avait localisé l’erreur dans ses calculs : la Guerre de Sécession était en fait le grand événement prémonitoire. Maintenant quelque chose devait être fait à propos de la Palestine sans retard ! John Ruskin l’attendait de pied ferme. Si le Prophète était vraiment un prophète, dit-il, qu’il aille en Amérique avant d’aller à Jérusalem, et qu’il demande quelque signe du ciel qui arrêterait la guerre civile. Lui, Ruskin, financerait le voyage. Et le Prophète partit arrêter la guerre civile.

La tradition prévalait alors en Amérique qu’un président républicain devait être accessible à tous, et M. Abraham Lincoln était ainsi assiégé trois jours par semaine. Un jour, alors que les portes présidentielles étaient ouvertes, le Prophète fut poussé à l’intérieur avec une foule de chercheurs de soutien, de pétitionnaires et de touristes.

Son aspect lui valut quelques paroles de conversation avec le président. L’oeil harcelé de M. Lincoln fut arrêté par la vue de quelque chose le regardant fixement à travers les broussailles. Il demanda qui était le visiteur, apprenant ensuite que c’était un Canadien venu pour mettre fin à la guerre. Questionné au sujet de sa proposition, le Prophète recommanda vivement que le Sud libère ses esclaves contre une compensation, et que le Nord soit d’accord avec la sécession du Sud, une suggestion qui (rapporta Monk) « sembla amuser le président. M. Lincoln demanda, « Vous les Canadiens ne considérezvous pas ma Proclamation d’Émancipation comme une grande étape dans le progrès social et moral du monde?»

Monk dit que ce n’était pas assez : « Pourquoi ne pas faire suivre l’émancipation du Noir par une étape encore plus urgente : l’émancipation du juif? M. Lincoln fut déconcerté (les juifs avaient

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toujours été émancipés en Amérique) et demanda avec étonnement, « Le juif, pourquoi le juif ? Ne sont-ils pas déjà libres ? »

Monk dit, « Certainement, M. le président, le juif américain est libre et de même le juif britannique, mais pas l’européen. En Amérique, nous vivons tellement en retrait que nous sommes aveugles à ce qui se passe en Russie, en Prusse et en Turquie. Il ne peut y avoir une paix permanente dans le monde avant que les nations civilisées, menées, je l’espère, par la Grande-Bretagne et les États-Unis, n’expient ce qu’elles ont fait aux juifs, pendant leurs deux mille ans de persécution, en les rétablissant dans leur patrie nationale en Palestine, et en faisant de Jérusalem la capitale d’une chrétienté réunifiée.»

Typiquement, Monk n’avait jamais été en « Russie, Prusse ou Turquie » ; il était cette genre de « libéral ». En Russie, le rabbinat talmudique s’opposait à l’émancipation par tous les moyens, et deux ans avant que Monk ne voit M. Lincoln, le tsar Alexandre II avait été assassiné quand il avait annoncé une constitution parlementaire ; en Prusse, les juifs étaient émancipés et pour cette raison même étaient l’objet d’attaques de la part des juifs en Russie ; les juifs sous l’autorité turque (qui opprimait impartialement toutes les nationalités soumises) étaient déjà en Palestine et ainsi ne pouvaient y être rétablis.

Du temps de M. Lincoln, la notion que toutes les guerres, partout où elles étaient menées et pour n’importe quelle raison, devaient être détournées dans le but d’établir un État juif en Palestine était nouvelle (aujourd’hui, c’est généralement admis et mis en pratique, comme les deux guerres mondiales l’ont montré) et le président fut de nouveau déconcerté.

Il avait en main la guerre la plus cruelle de l’histoire occidentale, jusque là. Étant un homme de ressource et versé dans le traitement des gens importuns, il se débarrassa du Prophète avec une plaisanterie de bon aloi. « Mon pédicure est un juif », dit-il, « et il m’a remis si souvent sur pieds que je n’aurais aucune objection à donner un coup de pouce à ses concitoyens. » Puis, rappelant à Monk la guerre en cours, il pria le Prophète d’en attendre la fin : « alors nous pourrons recommencer à voir des visions et à rêver des rêves. » (Un autre sujet pour une société de débats : l’utilisation de cette phrase fut-elle faite par hasard ou par intention ? M. Lincoln savait certainement quel destin l’Ancien Testament prescrit pour « les faux prophètes et les rêveurs de rêves.»)

Monk retourna à Londres et Ruskin paya ses dépenses à la Palestine, d’où, à l’arrivée, il fut expulsé comme un fléau en 1864. Destitué, il s’engagea comme marin à bord d’un clipper de Boston et, ayant fait naufrage, nagea la dernière partie de l’Atlantique. Il s’échoua en sang et presque nu, au point que, ressemblant à un ours, il se fit

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tirer dessus comme tel, dans la pénombre, par un fermier. Il perdit la mémoire et l’esprit et rentra finalement chez lui dans cet état. Il se remit après quelques années, et retourna immédiatement à son obsession. « Le jour de la détresse », prévu depuis si longtemps, ne venait toujours pas ; la planète gardait sa place habituelle. Il examina de nouveau la prophétie et décida qu’il s’était trompé dans la recommandation de l’union des juifs et des chrétiens dans l’Étatmondial devant être installé à Jérusalem. Il vit alors que la prophétie que Dieu requérait de faire était d’abord de mettre les juifs en possession de la Palestine, et d’ensuite fonder une organisation mondiale avec le pouvoir de mettre en application la soumission des nations à sa loi.

Après toute une vie, Monk tomba ainsi par hasard sur l’ampleur du plan politique de domination du monde qui est contenu dans l’Ancien Testament, et pensa toujours qu’il interprétait la prophétie divine. Aucune preuve n’existe qu’il soit jamais entré en contact avec les initiés et les illuminés du grand dessein. Le seul argent juif rapporté qu’on lui ait jamais offert fut un don charitable de cinq livres « si vous êtes personnellement dans le besoin. » Il se déplaçait toujours en compagnie et aux dépens des « libéraux » gentils déconcertés.

Il était oublié dans la vallée d’Ottawa quand, en 1870, son espoir (il faut utiliser le mot) que « le jour de la détresse » était enfin à portée de main fut ranimé par un énorme feu de forêt, qu’il prit comme un signe du ciel que les temps étaient venus. D’une façon ou d’une autre, il alla à Londres (1872) et vers Hunt et Ruskin, qui le pensaient mort. Ruskin courtisait Rose La Touche, de sorte que pour le moment, il fut insensible aux avertissements de destruction et écrivit au Prophète, « Je reconnais les merveilles dans beaucoup de ce que vous me dites, mais je ne crois pas que vous puissiez comprendre autant de Dieu, quand vous comprenez si peu de l’homme… vous me semblez fou, mais autant que je sache, je peux être fou moi-même » (ces derniers mots, malheureusement, étaient prescients).

De telles remontrances n’étaient pas nouvelles pour le Prophète. Ses parents et amis l’avaient toujours imploré, s’il se sentait appelé à améliorer l’humanité, de regarder autour de lui, chez lui : le lot des Indiens canadiens ou même des Canadiens, pouvait être amélioré. Pour un homme qui tenait la clé de la révélation divine, un conseil de cette sorte était sacrilège, et Monk, au moyen de divers pamphlets, en vent en détail à l’idée d’un « Fonds de Restauration de la Palestine. » Pour cela il emprunt une notion à Ruskin, à l’origine inventée pour aider le propre pays de Ruskin ; à savoir que les gens riches devraient renoncer à une dîme de leurs revenus afin de viabiliser des terres anglaises désolées. Monk décida que la dîme devait servir un meilleur objetif : « le retour » !

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À ce moment-là (1875), Ruskin était encore une fois déconcerté, d’abord par la mort de Rose La Touche, et ensuite par l’imminence apparente d’une nouvelle guerre éloignée (cette fois, russobritannique). Il était clair que le Prophète avait raison après tout ; « le jour de la détresse » était arrivé. Ruskin signa le manifeste de Monk et dédia un dixième de son revenu au fonds du Prophète pour l’achat de la Palestine au sultan, tandis que les terres désolées anglaises restèrent non viabilisées. Quand cela fut réalisé, un congrès de toutes les nations devait établir une fédération mondiale à Jérusalem.

Le Prophète, ainsi remis sur pieds, fut aidé en plus par Laurence Oliphant, un lion des salons victoriens qu’il avait rencontré par hasard quand il avait fait son parcours de l’Amérique en vagabond. Oliphant était un homme d’un genre différent, un aventurier hardi et cynique. L’idée d’acheter la Palestine lui plaisait, mais il n’avait aucune illusion à ce propos. Il écrivit à Monk, « N’importe quelle somme d’argent peut être collectée pour ça, dû à la croyance que les gens ont qu’ils accompliraient la prophétie et amèneraient la fin du monde. Je ne sais pas pourquoi ils tiennent autant à ce dernier événement, mais cela facilite la spéculation commerciale. » Oliphant, comme on le verra, ne se préoccupa pas de cacher son dédain pour le message du Prophète. 12
En 1880, Holman Hunt, jouissant de nouveau d’une santé détériorée, était si alarmé par de petits épisodes guerriers en Égypte et en Afrique du Sud, qu’il pensa l’extinction à portée de main, et rejoignit Monk dans la publication d’un manifeste qui anticipait les plans du gouvernement mondial dirigé par les sionistes de ce siècle. Il était intitulé « L’abolition de la guerre nationale », invitait tous les hommes de bonne volonté à souscrire un dixième de leur revenu à la réalisation du « Royaume de Dieu » sous forme d’un gouvernement mondial à installer en Palestine devant s’appeler « les Nations unies », et proposait que l’on donne l’argent à M. Monk dans le but d’acquérir la Palestine.

C’était fini. Ruskin, approchant de sa fin, refusa grossièrement toute nouveau rôle dans cette fantaisie. Oliphant abandonna. « La Banque d’Israël » ne bougea pas. Samuel Butler montra la porte au Prophète. Même Holman Hunt l’appela finalement à prêcher « qu’ il y a un Dieu dans le Ciel, qui jugera chaque homme sur la terre » et à

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renoncer à prétendre dans les faits que lui, Monk, était Dieu. Les juifs parlèrent de la même façon : un lui dit, « La terre de nos ancêtres est morte et la Palestine est sa tombe… essayer de former une nation du peuple polyglotte du judaïsme aujourd’hui n’aboutirait qu’à un échec total. »

Monk était irrécupérable. En 1884, le garçon au costume bleu retourna à Ottawa pour la dernière fois et passa ses dernières années à démarcher, faire des pamphlets et haranguer les membres de la Chambre des communes canadienne quand ils étaient assis, entre les sessions, dans leur jardin près de la rivière Ottawa. Ils l’écoutèrent avec une indulgence amusée ; soixante ans plus tard, des ministres canadiens, à Ottawa et à New York, devaient répéter toutes les choses que Monk avait dites, en tant que principes inattaquables de haute politique, et aucun membre n’y ferait objection.

La vie de Monk fut misérable et ne fut rachetée par aucune vraie foi ou mission véritable. On en donne ce récit pour montrer combien on vit que le grand projet était faux et stupide, et combien étaient trompés les hommes qui le reprirent, dans le contexte du siècle dernier. Le sophisme de toute la notion, du sionisme menant au gouvernement mondial despotique, est immédiatement affiché quand on le considère dans ce cadre, avec Monk et ses amis déclamant sur scène. On voit alors tout cela comme une comédie picaresque ; une farce, pas simplement parce qu’elle échoua, mais parce qu’elle ne fut jamais sérieuse. Ce que l’on recommandait ne pouvait pas être considéré sérieusement parce que manifestement, on n’avait pas considéré ses conséquences et, si elles avaient été calculées, elles auraient été prévues immédiatement comme désastreuses. Dans le contexte d’un temps où le débat était libre et où l’opinion, étant informée, pouvait être présentée pour faire pression sur la question, ces hommes se pavanèrent sottement, ne laissant que l’écho faible de bruits clownesques dans les couloirs du temps.

Néanmoins, au présent siècle, tout le plan vaniteux, inchangé, a été importé dans la vie des peuples comme une entreprise sérieuse et urgente, dépassant les besoins des nations. En effet, on en a fait un plan sacro-saint, car une loi tacite d’hérésie a été installée autour de lui, qui a dans les faits vérifié la force antiseptique de la discussion publique et à l’intérieur de cette palissade, les politiciens d’Occident ont fait du boniment du Prophète une pièce de moralité. John Ruskin et Holman Hunt, de quelqu’au-delà où les amis victoriens de l’opprimé puissent habiter maintenant, peuvent regarder en bas et voir les tombes de beaucoup de morts et les tombes vivantes de presque un million de fugitifs, comme premiers résultats de leur grand plan, maintenant en train de s’accomplir.

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S’il avait vécu à ce siècle, Monk aurait fait des études pour avoir un statut politique important, car le soutien à cette cause est devenu la première condition pour l’admission aux hauts postes temporels. Sa vie fut passée à la poursuite de l’appât d’une vanité excessive et l’année même de sa mort, 1896, la fantaisie qui le menait devint une réalité politique et pratique, dominant notre temps. Tandis qu’il suivait son chemin, errant entre Ottawa, Washington, Londres et Jérusalem, des hommes très différents, en Russie, créaient la réelle force du sionisme. En 1896, elle fut lancée dans la vie des peuples, et ses détonations explosives sont devenues de plus en plus fortes et destructrices jusqu’à aujourd’hui, même les scribes de presse s’y rapportent généralement comme la question qui peut mettre l’étincelle à la troisième guerre mondiale.

12. Oliphant mit le doigt sur un point intéressant. Une interprétation des nombreuses prophéties est que la fin du monde suivra le « retour » des Juifs en Palestine, de sorte que les gens qui promeuvent cette migration présument même déterminer le moment où Jéhovah mettre fin à la planète. La mystification exprimée par Oliphant fut ressentie par un politicien français rendu perplexe à la Conférence de la Paix de 1919, qui demanda à M. Balfour pourquoi il désirait tant provoquer le « retour » des Juifs en Palestine ; si c'était vraiment l'accomplissement de la prophétie, alors la prophétie décrétait aussi que la fin du monde s’ensuivrait. M. Balfour répondit indolemment. « Précisément, c'est ce qui rend tout cela tellement intéressant.» (retournez)

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