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Chapitre 23
« Le prophète»
Le XIXe siècle s’avançait inexorablement vers le reniement des
aveux du Sanhédrin à Napoléon, vers la re-ségrégation des juifs, vers
le rétablissement de cet État théocratique au sein des États, le danger
que Tibère avait dépeint avant que l’ère chrétienne ne commence. La
lutte n’était pas entre « les juifs » et « les gentils»; comme le jour
ancien où les soldats du roi perse ont permirent à Esdras et Néhémie
d’imposer « la nouvelle Loi » sur les Judaïtes, c’était encore une fois
entre quelques juifs et quelques gentils, et les autres juifs et les autres
gentils. Le mystère fut toujours qu’à de telles jonctions, les dirigeants
gentils s’allièrent à la secte dirigeante du judaïsme contre les masses
juives, et ainsi contre leurs propres peuples, parmi lesquels ils
encourageaient une force perturbatrice. Ce paradoxe s’est répété au
XIXe siècle et a produit le climatère de notre époque présente, dans
lequel toutes les nations sont lourdement impliquées.
Les juifs émancipés d’Occident furent défaits à cette occasion,
avec la population de l’humanité gentile, par les politiciens
occidentaux, qui s’enrôlént, comme une Garde suisse, dans le service
du sionisme. Ce récit doit donc faire une pause pour examiner « les
libéraux » du XIX siècle qui lui permirent, en soutenant le sionisme, de
perturber les affaires et de faire dévier les politiques nationales des
peuples.
Ils peuvent être étudiés le mieux en regardant le fondateur de leur
lignée. « Le Prophète » (il revendiqua le titre qu’Amos avait rejeté avec
colère) était Henry Wentworth Monk, dont peu se souviennent
aujourd’hui. Il fut le prototype du président américain ou du Premier
ministre britannique du XXe siècle, le vrai modèle d’un politicien
occidental moderne.
Pour représenter cet homme, on devrait réanimer toutes les
pensées et impulsions du siècle dernier. C’est suffisamment récent
pour faire une tentative plausible. Un effet de l’émancipation fut de
faire croire à chaque penseur indiscipliné qu’il était un leader de
causes. La diffusion de la parole écrite permit aux démagogues de
répandre des pensées considérées comme malades : la vitesse et la
distance croissantes des transports les amenèrent à rechercher des
causes bien au-delà de leur horizon natal. L’irresponsabilité pouvait
passer pour de la charité chrétienne quand elle accusait ses voisins
d’indifférence envers la situation critique des orphelins éthiopiens, et
qui pouvait vérifier les faits ? Dickens dépeignit ce type de personnage
par Stiggins, avec sa société de fourniture de mouchoirs de poche
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moraux à des bébés noirs ; Disraeli fit remarquer que l’existence
affreuse des mineurs du Nord de l’Angleterre avaient « échappé à
l’attention de la Société pour l’abolition de l’esclavage noir. »
La nouvelle façon d’acquérir une réputation publique était trop
facile pour que de telles réprimandes dissuadent ceux qui étaient
tentés par le séduisant terme « libéral », et bientôt la passion de la
réforme remplit l’espace libéral, qui ne tolérait pas le vide. « Les droits
de l’homme » devaient être affirmés ; et les injustices survivantes se
découvraient plus facilement chez les peuples lointains (et, pour la
ferveur, plus c’est loin, meilleur c’est). Ce fut l’âge d’or des vertueux, de
ceux qui voulaient seulement le bien des autres et qui ne se souciaient
pas du mal qu’ils pouvaient faire sous cette bannière. Les bonnes
âmes fondèrent une génération et aussi une industrie (car cette
vocation n’était pas exempte de récompense matérielle, tout comme
d’applaudissements). Au nom de la liberté, ces gens allaient à notre
époque applaudir, et aider à provoquer, le ré-asservissement de la
moitié de l’Europe.
C’est à une telle époque qu’Henry Wentworth Monk est né (en
1827) dans une ferme agricole sur la rivière Ottawa, au Canada, en ce
temps-là loin de tout. À sept ans, on fut violemment arraché à ses
parents et amis et transféré à la Bluecoat School de Londres, à cette
époque un endroit strict pour un enfant solitaire. Les garçons
portaient la tenue de l’époque de leur fondateur (Édouard VI), le long
manteau bleu, le foulard de prêtre, les collants jaunes et les
chaussures à boucle. Ils vivaient comme une secte à part, mangeaient
une nourriture monastique, en petite quantité, la baguette n’était pas
épargnée, et ils étaient sévèrement exercés aux Saintes Écritures.
Ainsi, le jeune Monk avait-il beaucoup de besoins émotionnels,
pleurant pour être apaisé, et son esprit d’enfant commença à trouver
des applications modernes dans l’Ancien Testament, vers lesquel son
esprit d’enfant était si diligemment dirigé. Par « bêtes rapides »,
déduisait-il, Isaïe voulait dire chemins de fer et par « messagers
rapides », navires à vapeur. Il décida ensuite, à cet âge précoce, qu’il
avait trouvé les clés de la « prophétie » et pouvait interpréter l’esprit de
Dieu en termes de son époque. Il ignora les avertissements des
prophètes israélites et du Nouveau Testament contre cette tentation
même ; ce qu’il trouva était simplement l’enseignement du sacerdoce
lévitique, qu’un jour le gentil serait détruit, et le peuple élu rassemblé à nouveau dans son royaume suprême sur la Terre promise.
Les hommes de rang et d’influence jouaient aussi avec cette idée
que le temps était venu pour eux de représenter l’esprit de Dieu.
Quand Monk avait onze ans, un certain Lord Shaftesbury proposa que
les grandes puissances achètent la Palestine au sultan de Turquie et
« la restituent aux juifs ». L’Angleterre avait alors un homme d’État,
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Lord Palmerston, qui ne laissait pas de telles notions perturber son
devoir, et rien ne fut fait. Mais dans l’esprit du jeune Monk, une idée
s’enflamma, et le Prophète était né; à dater de ce moment, sa vie ne
comporta aucun autre intérêt jusqu’à sa mort soixante ans plus tard !
À quatorze ans, il obtenut un congé spécial pour assister à un
sermon prêché par « le premier évêque anglais à Jérusalem » (dont le
nom, l’histoire le rapporte, était Solomon Alexander). Le petit garçon
retourna à l’école les yeux brillants, consacrant sa vie à procurer la
Palestine, sans égard pour le peuple qui s’y trouvait déjà, à un
quelconque groupe d’autres gens tout à fait inconnus de lui. L’idée ne
le voulut pas le laisser en paix, à la ferme canadienne de son père,
quand il y retourna ; elle se tenait entre lui et le ministère chrétien,
quand il devint candidat à ce dernier. Il étudia de près l’Ancien
Testament, et a constata que ce n’était qu’un code, qui s’éclairait
devant ses yeux.
Ainsi, il tomba dans l’irrévérence que l’étude des Écritures
lévitiques produit parfois chez les hommes qui se décrivent comme des
chrétiens et ignorent pourtant le Nouveau Testament. Une fois qu’ils
acceptent le concept de prévisions qui doivent être littéralement accomplies, ils cèdent, en fait, à la Loi judaïque d’un contrat politique
qui ne laisse aucune latitude à Dieu, sauf sur le point du moment d’accomplissement. De cela ils passent, d’un seul bond, à la
conclusion qu’ils connaissent le moment (que Dieu,
vraisemblablement, a oublié). À cette étape, de tels hommes croient
qu’ils sont Dieu. C’est la fin à laquelle le processus doit les mener : le
déni du christianisme et de toute divinité. C’est le blasphème auquel
tous les politiciens principaux de l’Occident, à notre siècle, se sont
prêtés ; Monk fut l’original d’une multitude.
Même dans son habitat canadien retiré, il trouva d’autres
prophètes. Un juif américain, un certain Major Mordecai Noah,
essayait de construire une « ville de refuge » juive sur une île de la
rivière Niagara, préparatoire « au retour » ; de quoi les juifs d’Amérique
du Nord avaient-ils besoin de se réfugier, jusqu’à ce qu’ils «
retournent », lui seul le savait. Également, un certain M. Warder
Cresson, le premier consul des États-Unis à Jérusalem, devint si
passionné pour le « rétablissement» qu’il embrassa le judaïsme et
publia un livre, Jerusalem The Centre And Joy Of The Whole World [Jérusalem le centre et la joie du monde entier - NdT]. En retournant
en Amérique, il répudia son épouse gentile, se renomma Michel Boas
Israel, est alla en Palestine et s’y arrangea pour épouser une juive avec
qui il ne pouvait communiquer que par signes.
Tout cela excita d’autant plus l’ardeur de Monk. Il décida, dans la
tradition de l’Ancien Testament, de ne plus se couper les cheveux ni de
se parer le corps jusqu’à ce que « Sion soit rétablie. » Tandis que ses
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cheveux poussaient abondamment, il devint complètement hirsute ;
comme il vendit sa petite propriété et ensuite ne travailla jamais, il
dépendit des autres pour le restant de ses jours. À vingt-six ans, il
partit pour Jérusalem et l’atteignit après beaucoup d’épreuves. N’ayant
que la pilosité et l’aspect miteux pour témoigner de la vérité de son
message, il trouva peu d’auditeurs.
Monk aurait pu disparaître des annales à ce moment-là, mais une
rencontre fortuite le fit connaître publiquement. À notre siècle de
guerres mondiales, de projectiles transcontinentaux et
transocéaniques et d’explosifs de destruction massive, le XIXe siècle est
estimé être une période stable, paisible, non assombrie par la crainte
du lendemain. Le chercheur, particulièrement de cette controverse de
Sion, est stupéfié de trouver combien d’hommes instruits vivaient
apparemment dans la peur de l’annihilation et décidèrent qu’ils
pourraient seulement être sauvés si un groupe d’habitants de la
planète était transporté en Arabie. Le chemin du Prophète croisa celui
d’un autre de ces êtres craintifs.
Un jeune peintre anglais, Holman Hunt, apparut à Jérusalem. Lui
était aussi prêt pour « une cause », car il menait la querelle
caractéristique du jeune artiste contre les académiciens, et cela
produisait un état d’esprit inflammable. Il jouissait une mauvaise
santé et pensait souvent que sa fin était proche (il vécut jusqu’à quatre-vingt-trois ans). Il venait de peindre The Light of the World [La
Lumière du Monde - NdT], qui dépeignait Jésus, la lanterne à la main,
à la porte du pécheur, et l’apparition soudaine de Monk barbu frappa
son imagination. Il s’empara avidement de l’idée du Prophète de
menacer l’humanité (incluant les académiciens) d’extermination si elle
ne faisait pas ce que la Prophétie ordonnait.
Ainsi, ces deux-là, le Prophète et le préraphaélite, arrangèrent-ils
un plan pour faire sursauter le monde indifférent. Monk dépeignit « le
bouc émissaire » à Holman Hunt comme le symbole de la persécution
juive par l’humanité. Ils étaient d’accord pour que Holman peigne un
tableau « du bouc émissaire », et que Monk écrive simultanément un
livre expliquant que le temps était venu pour que le persécuté soit
rétabli, en accomplissement de la prophétie.
(En fait, le bouc émissaire était une technique lévitique
ingénieuse, par laquelle le prêtre était autorisé à absoudre la
congrégation de ses péchés en prenant deux chevreaux à la chèvre,
tuant l’un pour un sacrifice expiatoire et emmenant l’autre dans le
désert pour qu’il expie par sa souffrance « toutes leurs transgressions
et tous leurs péchés… en les mettant sur le dos de la chèvre. » Le
Prophète et Holman Hunt transformèrent la signification en son
opposé. Le bouc émissaire pour les péchés des juifs devait devenir le
symbole des juifs eux-mêmes ; ses tourmenteurs, les prêtres
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lévitiques, devaient implicitement être changés en oppresseurs
gentils !)
Holman Hunt se mit au travail ; c’était une voie délicieuse, à la
fois pour donner une gifle à l’Académie Royale (« tableaux à problème »)
et pour s’identifier à une cause. Son tableau en dirait plus que
n’importe quelle parole, et elle serait suivie par la parole écrite de
Monk. L’Image et le Livre, le Symbole et l’Interprétation, le Héraut et le
Prophète : une fois que le monde aurait contemplé « The Scapegoat »
[Le Bouc émissaire – NdT], le travail de révélation de Monk trouverait
un auditoire, éveillé à ses transgressions et désireux de s’amender.
Les Bédouins virent alors Hunt, vêtu de robes arabes et portant
chevalet et fusil, en train de mener une chèvre blanche vers la mer
Morte. Il peignit un tableau excellent d’une chèvre (en réalité, de deux
chèvres, comme la première chèvre, de zèle excessif, mourut, et une
remplaçante dut être trouvée). Pour un plus grand effet, le squelette
d’un chameau fut apporté de Sodome et le crâne d’une chèvre
emprunté, et ceux-ci furent disposés à l’arrière-plan. La peinture
produit certainement l’impression que les Lévites devaient être cruels
(l’agonie de l’animal fut graphiquement représentée) et méchants, pour
prétendre que par sa souffrance ils pourraient laver toutes les iniquités
de leur peuple : Holman Hunt l’emporta en Angleterre, s’engageant
d’abord avec Monk « à la restauration du Temple, l’abolition de la
guerre parmi les hommes et l’arrivée du Royaume de Dieu sur la
Terre » ; probablement aucun peintre n’eut jamais d’aussi grands buts
à l’esprit quand il conçut un tableau.
Monk produisit alors son Simple Interpretation of the Revelation [Interprétation simple de la révélation - NdT] et l’entreprise conjointe
fut achevée ; le monde n’avait qu’à répondre. Dans ce premier livre,
Monk essayait toujours de marier la politique lévitique avec la doctrine
chrétienne. Historiquement il se trouvait sur un terrain sûr ; il fit
remarquer, avec justesse, que « les dix tribus » ne pouvaient pas s’être
éteintes, mais survivaient dans la masse de l’humanité : Cela le mena
à son « interprétation », qui était dans le sens où « les vrais Israélites »,
juifs et chrétiens, devaient émigrer en Palestine et y établir un État
modèle (à ce moment-là, il était loin du sionisme littéral et courait le
risque d’être jugé comme « antisémite »). Sa représentation des
conséquences était clairement démagogique ; si cela était fait, dit-il, la
guerre serait terminée. Mais alors, vint l’idée primordiale (et qui sait
d’où Monk l’obtint-il ?) : un gouvernement international devait être
installé à Jérusalem. Ici, Monk touche à la véritable intention du
sionisme. Monk fut seulement capable de faire publier son travail par
le biais d’une relation qu’il devait à Holman Hunt : John Ruskin, le
critique d’art célèbre, l’emporta sur l’éditeur Constable pour
l’imprimer. Le Livre (comme L’Image) manqua son effet, mais Ruskin
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aida le Prophète avec de l’argent et d’autres moyens et le sauva ainsi
de l’oubli.
Ruskin aussi était le produit des premières pressions et des
déceptions intérieures. Comme Wilkie Collins (un artisan excellent qui
ne put se satisfaire de l’écriture de bons romans et essaya en vain
d’imiter le don de Dickens à réveiller l’indignation morale), il ne fut pas
satisfait de rester dans le domaine où il était éminent, mais était
toujours prêt à prendre la défense (et moins prêt à examiner) tout ce
qui ressemblait à une cause morale. Comme Monk, il avait été éduqué
dans l’Ancien Testament étant enfant (quoique par une mère puritaine
possessive), et il était malheureux en amour de manière récurrente,
parfois de manière humiliante. Il était donc à tout moment à la
recherche d’un exutoire pour des impulsions émotionnelles non
assouvies. Il craignait la vie et l’avenir, au point que les avertissements
incessants de la colère à venir, de la part du Prophète, le
déconcertèrent et lui firent mettre la main à la poche. Il avait un grand
auditoire, et céda à la même impiété que Monk et Holman ; comme le
dit son biographe (M. Besketh Pearson), « il succomba à l’illusion,
commune à tous les Messies, que sa parole était celle de Dieu » et à la
fin sa raison déclina, mais pour l’instant, il avait permis au Prophète
de prêcher et d’errer.
Après l’échec du livre de Monk, Holman Hunt essaya à nouveau. Il
commença une peinture de Jésus, à la synagogue, lisant les prophéties
messianiques et annonçant leur accomplissement en lui-même. Pour
rendre claire sa signification, il utilisa Monk comme modèle pour le
personnage de Jésus, et l’indignation des sages devait symboliser le
rejet du monde par le Prophète. L’étude préliminaire de Holman Hunt
pour ce tableau est à la National Gallery à Ottawa, et montre Monk
tenant dans une main la Bible (ouverte au Livre de la Révélation) et
dans l’autre, une copie du Times de Londres. (Je travaillais dans une
solitude monastique à Montréal, quelque peu courbé par la nature et
le poids de la tâche, quand je découvris le tableau, et mes voisins
furent alors étonnés par le fort bruit d’hilarité qui éclata dans la pièce
d’habitude silencieuse, où un ancien correspondant du Times était
penché sur ses travaux).
Ensuite, la nature humaine suivit lentement son cours. Holman
Hunt vendit un tableau de Finding of Christ in the Temple [Découverte
du Christ au Temple - NdT] pour 5 500 (livres) et son ressentiment
contre la vie (et les académiciens) s’adoucit. Il se trouva incapable de
demander au Prophète en lambeaux de l’accompagner aux excellentes
maisons telles que celles de Val Prinsep et Tennyson. Ruskin était pris
par des amours nées sous une mauvaise étoile, et devenait aussi
sceptique. Néanmoins, ces deux hommes sédentaires ne pouvaient pas
tout à fait oublier les avertissements du Prophète qu’ils seraient
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détruits à moins qu’ils n’aient bientôt effectué le rétablissement des
juifs en Palestine. Il leur disait toujours que « le jour » était à portée de
la main et désignait quelque épisode guerrier, en Afrique, Asie
Mineure, dans les Balkans ou en Europe, comme étant le début prévu
de la fin ; les escarmouches et les campagnes mineures ne manquaient
jamais. Finalement, Holman Hunt et Ruskin trouvèrent un plan qui
était susceptible d’ apaiser leurs craintes, d’apaiser leur conscience et
de les débarrasser du Prophète ; ils lui recommandèrent vivement
d’aller à Jérusalem et (comme Sabbataï Tsevi) de proclamer l’approche
du Millénium !
Il était sur le point d’y aller quand une autre guerre éclata, le
confondant complètement parce que elle n’était en aucun des lieux où,
en interprétant la prophétie, il avait prévu le commencement de la fin
des jours. Elle était dans la région même d’où, selon son interprétation
proclamée, le salut devait venir : l’Amérique.
Après un regard aux autorités, le Prophète annonçé qu’il avait
localisé l’erreur dans ses calculs : la Guerre de Sécession était en fait
le grand événement prémonitoire. Maintenant quelque chose devait
être fait à propos de la Palestine sans retard ! John Ruskin l’attendait
de pied ferme. Si le Prophète était vraiment un prophète, dit-il, qu’il
aille en Amérique avant d’aller à Jérusalem, et qu’il demande quelque
signe du ciel qui arrêterait la guerre civile. Lui, Ruskin, financerait le
voyage. Et le Prophète partit arrêter la guerre civile.
La tradition prévalait alors en Amérique qu’un président
républicain devait être accessible à tous, et M. Abraham Lincoln était
ainsi assiégé trois jours par semaine. Un jour, alors que les portes
présidentielles étaient ouvertes, le Prophète fut poussé à l’intérieur
avec une foule de chercheurs de soutien, de pétitionnaires et de
touristes.
Son aspect lui valut quelques paroles de conversation avec le
président. L’oeil harcelé de M. Lincoln fut arrêté par la vue de quelque
chose le regardant fixement à travers les broussailles. Il demanda qui
était le visiteur, apprenant ensuite que c’était un Canadien venu pour
mettre fin à la guerre. Questionné au sujet de sa proposition, le
Prophète recommanda vivement que le Sud libère ses esclaves contre
une compensation, et que le Nord soit d’accord avec la sécession du
Sud, une suggestion qui (rapporta Monk) « sembla amuser le
président. M. Lincoln demanda, « Vous les Canadiens ne considérezvous
pas ma Proclamation d’Émancipation comme une grande étape
dans le progrès social et moral du monde?»
Monk dit que ce n’était pas assez : « Pourquoi ne pas faire suivre
l’émancipation du Noir par une étape encore plus urgente :
l’émancipation du juif? M. Lincoln fut déconcerté (les juifs avaient
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toujours été émancipés en Amérique) et demanda avec étonnement,
« Le juif, pourquoi le juif ? Ne sont-ils pas déjà libres ? »
Monk dit, « Certainement, M. le président, le juif américain est
libre et de même le juif britannique, mais pas l’européen. En
Amérique, nous vivons tellement en retrait que nous sommes aveugles
à ce qui se passe en Russie, en Prusse et en Turquie. Il ne peut y avoir
une paix permanente dans le monde avant que les nations civilisées,
menées, je l’espère, par la Grande-Bretagne et les États-Unis, n’expient
ce qu’elles ont fait aux juifs, pendant leurs deux mille ans de
persécution, en les rétablissant dans leur patrie nationale en Palestine,
et en faisant de Jérusalem la capitale d’une chrétienté réunifiée.»
Typiquement, Monk n’avait jamais été en « Russie, Prusse ou
Turquie » ; il était cette genre de « libéral ». En Russie, le rabbinat
talmudique s’opposait à l’émancipation par tous les moyens, et deux
ans avant que Monk ne voit M. Lincoln, le tsar Alexandre II avait été
assassiné quand il avait annoncé une constitution parlementaire ; en
Prusse, les juifs étaient émancipés et pour cette raison même étaient
l’objet d’attaques de la part des juifs en Russie ; les juifs sous l’autorité turque (qui opprimait impartialement toutes les nationalités soumises)
étaient déjà en Palestine et ainsi ne pouvaient y être rétablis.
Du temps de M. Lincoln, la notion que toutes les guerres, partout
où elles étaient menées et pour n’importe quelle raison, devaient être
détournées dans le but d’établir un État juif en Palestine était nouvelle
(aujourd’hui, c’est généralement admis et mis en pratique, comme les
deux guerres mondiales l’ont montré) et le président fut de nouveau
déconcerté.
Il avait en main la guerre la plus cruelle de l’histoire occidentale,
jusque là. Étant un homme de ressource et versé dans le traitement
des gens importuns, il se débarrassa du Prophète avec une
plaisanterie de bon aloi. « Mon pédicure est un juif », dit-il, « et il m’a
remis si souvent sur pieds que je n’aurais aucune objection à donner
un coup de pouce à ses concitoyens. » Puis, rappelant à Monk la
guerre en cours, il pria le Prophète d’en attendre la fin : « alors nous
pourrons recommencer à voir des visions et à rêver des rêves. » (Un
autre sujet pour une société de débats : l’utilisation de cette phrase
fut-elle faite par hasard ou par intention ? M. Lincoln savait
certainement quel destin l’Ancien Testament prescrit pour « les faux
prophètes et les rêveurs de rêves.»)
Monk retourna à Londres et Ruskin paya ses dépenses à la
Palestine, d’où, à l’arrivée, il fut expulsé comme un fléau en 1864.
Destitué, il s’engagea comme marin à bord d’un clipper de Boston et,
ayant fait naufrage, nagea la dernière partie de l’Atlantique. Il s’échoua
en sang et presque nu, au point que, ressemblant à un ours, il se fit
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tirer dessus comme tel, dans la pénombre, par un fermier. Il perdit la
mémoire et l’esprit et rentra finalement chez lui dans cet état. Il se
remit après quelques années, et retourna immédiatement à son
obsession. « Le jour de la détresse », prévu depuis si longtemps, ne
venait toujours pas ; la planète gardait sa place habituelle. Il examina
de nouveau la prophétie et décida qu’il s’était trompé dans la
recommandation de l’union des juifs et des chrétiens dans l’Étatmondial
devant être installé à Jérusalem. Il vit alors que la prophétie
que Dieu requérait de faire était d’abord de mettre les juifs en
possession de la Palestine, et d’ensuite fonder une organisation
mondiale avec le pouvoir de mettre en application la soumission des
nations à sa loi.
Après toute une vie, Monk tomba ainsi par hasard sur l’ampleur
du plan politique de domination du monde qui est contenu dans
l’Ancien Testament, et pensa toujours qu’il interprétait la prophétie
divine. Aucune preuve n’existe qu’il soit jamais entré en contact avec
les initiés et les illuminés du grand dessein. Le seul argent juif
rapporté qu’on lui ait jamais offert fut un don charitable de cinq livres
« si vous êtes personnellement dans le besoin. » Il se déplaçait toujours
en compagnie et aux dépens des « libéraux » gentils déconcertés.
Il était oublié dans la vallée d’Ottawa quand, en 1870, son espoir
(il faut utiliser le mot) que « le jour de la détresse » était enfin à portée
de main fut ranimé par un énorme feu de forêt, qu’il prit comme un
signe du ciel que les temps étaient venus. D’une façon ou d’une autre,
il alla à Londres (1872) et vers Hunt et Ruskin, qui le pensaient mort.
Ruskin courtisait Rose La Touche, de sorte que pour le moment, il fut
insensible aux avertissements de destruction et écrivit au Prophète,
« Je reconnais les merveilles dans beaucoup de ce que vous me dites,
mais je ne crois pas que vous puissiez comprendre autant de Dieu,
quand vous comprenez si peu de l’homme… vous me semblez fou,
mais autant que je sache, je peux être fou moi-même » (ces derniers
mots, malheureusement, étaient prescients).
De telles remontrances n’étaient pas nouvelles pour le Prophète.
Ses parents et amis l’avaient toujours imploré, s’il se sentait appelé à
améliorer l’humanité, de regarder autour de lui, chez lui : le lot des
Indiens canadiens ou même des Canadiens, pouvait être amélioré.
Pour un homme qui tenait la clé de la révélation divine, un conseil de
cette sorte était sacrilège, et Monk, au moyen de divers pamphlets, en
vent en détail à l’idée d’un « Fonds de Restauration de la Palestine. »
Pour cela il emprunt une notion à Ruskin, à l’origine inventée pour
aider le propre pays de Ruskin ; à savoir que les gens riches devraient
renoncer à une dîme de leurs revenus afin de viabiliser des terres
anglaises désolées. Monk décida que la dîme devait servir un meilleur
objetif : « le retour » !
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À ce moment-là (1875), Ruskin était encore une fois déconcerté,
d’abord par la mort de Rose La Touche, et ensuite par l’imminence
apparente d’une nouvelle guerre éloignée (cette fois, russobritannique).
Il était clair que le Prophète avait raison après tout ; « le
jour de la détresse » était arrivé. Ruskin signa le manifeste de Monk et
dédia un dixième de son revenu au fonds du Prophète pour l’achat de
la Palestine au sultan, tandis que les terres désolées anglaises
restèrent non viabilisées. Quand cela fut réalisé, un congrès de toutes
les nations devait établir une fédération mondiale à Jérusalem.
Le Prophète, ainsi remis sur pieds, fut aidé en plus par Laurence
Oliphant, un lion des salons victoriens qu’il avait rencontré par hasard
quand il avait fait son parcours de l’Amérique en vagabond. Oliphant
était un homme d’un genre différent, un aventurier hardi et cynique.
L’idée d’acheter la Palestine lui plaisait, mais il n’avait aucune illusion
à ce propos. Il écrivit à Monk, « N’importe quelle somme d’argent peut
être collectée pour ça, dû à la croyance que les gens ont qu’ils
accompliraient la prophétie et amèneraient la fin du monde. Je ne sais
pas pourquoi ils tiennent autant à ce dernier événement, mais cela
facilite la spéculation commerciale. » Oliphant, comme on le verra, ne se
préoccupa pas de cacher son dédain pour le message du Prophète. 12
En 1880, Holman Hunt, jouissant de nouveau d’une santé
détériorée, était si alarmé par de petits épisodes guerriers en Égypte et
en Afrique du Sud, qu’il pensa l’extinction à portée de main, et
rejoignit Monk dans la publication d’un manifeste qui anticipait les
plans du gouvernement mondial dirigé par les sionistes de ce siècle. Il
était intitulé « L’abolition de la guerre nationale », invitait tous les
hommes de bonne volonté à souscrire un dixième de leur revenu à la
réalisation du « Royaume de Dieu » sous forme d’un gouvernement
mondial à installer en Palestine devant s’appeler « les Nations unies »,
et proposait que l’on donne l’argent à M. Monk dans le but d’acquérir
la Palestine.
C’était fini. Ruskin, approchant de sa fin, refusa grossièrement
toute nouveau rôle dans cette fantaisie. Oliphant abandonna. « La
Banque d’Israël » ne bougea pas. Samuel Butler montra la porte au
Prophète. Même Holman Hunt l’appela finalement à prêcher « qu’ il y a
un Dieu dans le Ciel, qui jugera chaque homme sur la terre » et à
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renoncer à prétendre dans les faits que lui, Monk, était Dieu. Les juifs
parlèrent de la même façon : un lui dit, « La terre de nos ancêtres est
morte et la Palestine est sa tombe… essayer de former une nation du
peuple polyglotte du judaïsme aujourd’hui n’aboutirait qu’à un échec
total. »
Monk était irrécupérable. En 1884, le garçon au costume bleu
retourna à Ottawa pour la dernière fois et passa ses dernières années
à démarcher, faire des pamphlets et haranguer les membres de la
Chambre des communes canadienne quand ils étaient assis, entre les
sessions, dans leur jardin près de la rivière Ottawa. Ils l’écoutèrent
avec une indulgence amusée ; soixante ans plus tard, des ministres
canadiens, à Ottawa et à New York, devaient répéter toutes les choses
que Monk avait dites, en tant que principes inattaquables de haute
politique, et aucun membre n’y ferait objection.
La vie de Monk fut misérable et ne fut rachetée par aucune vraie
foi ou mission véritable. On en donne ce récit pour montrer combien
on vit que le grand projet était faux et stupide, et combien étaient
trompés les hommes qui le reprirent, dans le contexte du siècle
dernier. Le sophisme de toute la notion, du sionisme menant au
gouvernement mondial despotique, est immédiatement affiché quand
on le considère dans ce cadre, avec Monk et ses amis déclamant sur
scène. On voit alors tout cela comme une comédie picaresque ; une
farce, pas simplement parce qu’elle échoua, mais parce qu’elle ne fut
jamais sérieuse. Ce que l’on recommandait ne pouvait pas être
considéré sérieusement parce que manifestement, on n’avait pas
considéré ses conséquences et, si elles avaient été calculées, elles
auraient été prévues immédiatement comme désastreuses. Dans le
contexte d’un temps où le débat était libre et où l’opinion, étant
informée, pouvait être présentée pour faire pression sur la question,
ces hommes se pavanèrent sottement, ne laissant que l’écho faible de
bruits clownesques dans les couloirs du temps.
Néanmoins, au présent siècle, tout le plan vaniteux, inchangé, a
été importé dans la vie des peuples comme une entreprise sérieuse et
urgente, dépassant les besoins des nations. En effet, on en a fait un
plan sacro-saint, car une loi tacite d’hérésie a été installée autour de
lui, qui a dans les faits vérifié la force antiseptique de la discussion
publique et à l’intérieur de cette palissade, les politiciens d’Occident
ont fait du boniment du Prophète une pièce de moralité. John Ruskin
et Holman Hunt, de quelqu’au-delà où les amis victoriens de l’opprimé
puissent habiter maintenant, peuvent regarder en bas et voir les
tombes de beaucoup de morts et les tombes vivantes de presque un
million de fugitifs, comme premiers résultats de leur grand plan,
maintenant en train de s’accomplir.
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S’il avait vécu à ce siècle, Monk aurait fait des études pour avoir
un statut politique important, car le soutien à cette cause est devenu
la première condition pour l’admission aux hauts postes temporels. Sa
vie fut passée à la poursuite de l’appât d’une vanité excessive et
l’année même de sa mort, 1896, la fantaisie qui le menait devint une
réalité politique et pratique, dominant notre temps. Tandis qu’il suivait
son chemin, errant entre Ottawa, Washington, Londres et Jérusalem,
des hommes très différents, en Russie, créaient la réelle force du
sionisme. En 1896, elle fut lancée dans la vie des peuples, et ses
détonations explosives sont devenues de plus en plus fortes et
destructrices jusqu’à aujourd’hui, même les scribes de presse s’y
rapportent généralement comme la question qui peut mettre l’étincelle
à la troisième guerre mondiale.
12. Oliphant mit le doigt sur un point intéressant. Une interprétation des nombreuses prophéties est que la fin du monde suivra le « retour » des Juifs en Palestine, de sorte que les gens qui promeuvent cette migration présument même déterminer le moment où Jéhovah mettre fin à la planète. La mystification exprimée par Oliphant fut ressentie par un politicien français rendu perplexe à la Conférence de la Paix de 1919, qui demanda à M. Balfour pourquoi il désirait tant provoquer le « retour » des Juifs en Palestine ; si c'était vraiment l'accomplissement de la prophétie, alors la prophétie décrétait aussi que la fin du monde s’ensuivrait. M. Balfour répondit indolemment. « Précisément, c'est ce qui rend tout cela tellement intéressant.» (retournez)
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